Cécité médiatique et invisibilité des travailleurs et des travailleuses

une40

Édito

« Nous avions rêvé depuis longtemps – et vous aussi peut-être – d’un magazine imprimé – et régulier – d’Acrimed. Ce sera Médiacritique(s), un magazine trimestriel et coloré de 32 pages. » Quand, en octobre 2011, nous avions publié l’avis de naissance de notre magazine, nous étions loin de nous douter qu’un beau jour vous tiendriez entre vos mains réjouies son quarantième numéro ! Depuis, au gré des idées et des bonnes volontés, la revue, qui se présente depuis octobre 2019 sous les atours chatoyants d’une nouvelle maquette, s’est enrichie de nouvelles rubriques : « Maux médiatiques », « Loquace et local », « En roue libre », « Des lectures »… Elle s’est aussi étoffée, pour atteindre 48 pages. Elle a gardé son rythme de parution trimestriel, mais elle a surtout gardé son âme, ses objectifs et sa raison d’être : contribuer à diffuser nos analyses, nos critiques et nos propositions, et alimenter le débat sur la question médiatique.

La fin d’année s’annonce en effet faste et festive pour Acrimed. Si le magazine célèbre ses dix ans, l’association fête quant à elle ses vingt-cinq ans d’existence ! Qui dit fête dit cadeau, et nous en avons un, de taille : le 12 novembre prochain sortira en effet un nouveau livre d’Acrimed, aux éditions Adespote, Les Médias contre la rue, 25 ans de démobilisation sociale. Un livre à la fois lourd (250 pages) et léger, qui témoigne du chemin parcouru et des travaux accomplis sur notre terrain d’observation « favori » : la maltraitance médiatique des mouvements sociaux. Un cadeau à 18 euros, à offrir, à s’offrir, sans modération !

Parallèlement, notre association s’est déployée sur les ondes. En juillet est née une émission de radio mensuelle, hébergée par Cause Commune (93.1 en Île-de-France, en ligne partout ailleurs), dont les contenus sont également à retrouver sur la plateforme de podcasts critiques « Spectre ».

Nous continuons bien évidemment de mener le combat dans les manifestations, en organisant des événements publics, et en alimentant le site avec des articles réguliers : pas question de baisser la garde, en particulier en cette année d’élection présidentielle… Polarisés par un agenda toujours plus (extrême) droitier, banalisant les idées fascisantes d’Éric Zemmour, abordant la campagne présidentielle comme une course de chevaux où l’on parie sur des tuyaux crevés fournis à jet continu par les sondeurs, les grands médias piétinent chaque jour un peu plus leur mission d’information. Face à ce rouleau compresseur, nous comptons sur vous pour poursuivre et mener à bien nos activités : n’hésitez pas à faire un don ou à adhérer à l’association !

Dans ce numéro un peu spécial, vous n’en trouverez pas moins votre dossier habituel, cette fois consacré au traitement du travail et des travailleurs. Une question qui, c’est le moins qu’on puisse dire, ne fait pas la Une des grands médias, et qui, quand elle est traitée, l’est souvent très mal : journalisme de classe, poids de la doxa libérale et mépris du pluralisme, culte de la « valeur travail », fait-diversification de l’information, invisibilisation des classes populaires et des métiers qu’elles exercent, suivisme à l’égard du pouvoir politique et des politiques patronales, etc. Autrement dit, une loupe grossissante des tendances médiatiques dominantes…

Je souligne les objectifs et la raison d’être, « contribuer à diffuser nos analyses, nos critiques et nos propositions, et alimenter le débat sur la question médiatique », la maltraitance médiatique des mouvements sociaux, le dossier consacré « au traitement du travail et des travailleurs » (je regrette l’absence de démasculinisation de la langue. Les travailleurs n’incluent pas littéralement les travailleuses, le soi-disant neutre exprimé au masculin reste un masculin. Dans mon écriture, je choisis de rendre visibles, contrairement à la revue, les employées, les ouvrières, les travailleuses, les salariées)

Du très documenté article, Médias et travail. Le journalisme social en miettes, je souligne, entre autres, les représentations du travail et des travailleurs (toujours dans l’oubli des travailleuses), les points de vue « surplombant et paternaliste pétri d’une vision patronale du monde », l’absence ou très grande rareté des employé·es et des ouvrier·es à l’écran, les parti pris patronaux d’invisibilisation des travailleurs et travailleuses essentielles, les biais et les angles morts, le télétravail et l’accent mis sur les « cadres technophiles », la découverte du travail, « Parallèlement, les rédactions parisiennes ont semblé découvrir que les poubelles ne disparaissaient pas des trottoirs par magie, que leurs bureaux n’étaient pas nettoyés par de serviables lutins, ni leurs repas livrés par pigeons voyageurs », l’occultation de millions de salarié es, les refus de « la parole ouvrière », le mutisme sur les colères et la combativité, la relégation médiatique, le silence sur les conflits dans le monde du travail, le dédain du droit du travail, le mépris pour les classes populaires et les métiers exercées par le plus grand nombre…

« Poser la question du traitement médiatique du travail et du social implique également de réfléchir aux formats que ces médias réservent à la question, et aux moyens – humains et financiers – dont ils dotent les services qui la prennent en charge ». L’information sociale est bien subordonnée, « en passe de devenir une variable d’ajustement traitée au rabais », les analyses nécessaires pour aborder les rapports sociaux ou les questions du travail ne résistent pas face aux « diktats de l’instantanéité » ou de l’« actu à chaud ». Sans oublier que les éditocrates pensent que le monde qu’iels fréquentent ou regardent est la totalité du monde, que la parole des patrons est neutre et que celle des salarié·es est « trop militante ». A croire que les Pdg et leurs cadres dévoués ne seraient pas des militants d’une cause minoritaire, qu’ils ne défendent pas des intérêts liés à la propriété privé et lucrative contre les biens communs et les droits du plus grand nombre, qu’il n’y a pas de politiques patronales. Et « A défaut d’informer sur les conditions de travail, d’enquêter sur le monde social, sur l’entreprise et sur les systèmes de domination qui s’y jouent, les journalistes dépolitisent les enjeux en préconisant de travailler sur soi »…

Le travail et les travailleurs/travailleuses subit le rouleau compresseur libéral. Les grands médias et de multiples éditocrates ne jurent que par l’économie de marché, la concurrence libre et non faussée, l’état obèse, le travailler plus, la « valeur travail », la « réforme du Code du travail », la nécessité d’une « réforme » des retraites, la mondialisation heureuse, et autres soi-disant évidences qui n’en sont pas, « les chroniqueurs économiques sont les porte-parole les plus « visibles » (et bruyants) de cette idéologie, a fortioriquand règne dans leur pôle une absence de pluralisme ».

Règnent le silence médiatique et les railleries autour des revendications syndicales d’un smic à 1800 euros, d’une augmentation des salaires ou des minima sociaux de 400 euros, d’une réduction du temps de travail à 32 heures. Tout cela n’a pas droit de cité dans le monde étriqué des perroquets médiatiques.

« A rebours de cette litanie libérale et des pratiques professionnelles moutonnières qui la servent si bien, certains médias et journalistes indépendants gardent le terrain chevillé au corps, au prix d’une précarité certaine… » (voir par exemple l’appel Ouvrez les fenêtres, lisez la presse indépendante reproduit après cette note.

Un exemple de dépossession, d’invisibilisation est analysé dans une critique de l’émission « Grand bien vous fasse ! » consacrée aux personnels d’entretien.

Si certain·es s’intéressent soudain aux travailleurs et travailleuses invisibles, ce n’est certainement pas pour leur donner la parole, mais bien plutôt pour aller dans le sens du patronat de ce secteur. Les salarié·es sont transformé·es en simples figurant·es de circonstance…

« Envoyé spécial » ou un reportage sans analyse, le silence sur les contraintes structurelles pesant sur les salarié·es « au détriment des allocataires », l’anecdotique occultant les responsabilités des dysfonctionnement, le rejet des études des sciences sociales, l’invention et la traque au « tire-au-flanc », le silence sur les indigences de formation des nouveaux et nouvelles conseillères, le refus de regarder les réalités et le centrage sur les individu hors de tout contexte…

Je souligne l’article « Silence, des ouvriers meurent », un entretien avec Matthieu Lépine, le traitement médiatique des accidents du travail, « le terme « accident du travail n’est quasiment jamais employé dans ces articles, comme si le mot était tabou », les accidents du travail considérés comme des faits divers et non comme un fait social, au moins 650 000 victimes reconnues par an, plus de 600 mort·es, le refus d’analyser (de faire des enquêtes) l’accident du travail en tant que tel, la hiérarchisation de l’information…

Un article aborde le salaire et sa part socialisé. Un autre le mal-traitement du droit de retrait des salarié·es à SNCF, l’accent n’est pas mis sur le respect des consignes de sécurité et de travail mais sur la « pagaille », une entreprise de délégitimation des droits des cheminot·es..

Sans oublier le bavardage médiatique, les normes sensationnalistes des flux médiatiques, le journalisme de remplissage à bas coûts, la dépolitisation organisée, la relativisation et donc la banalisation de l’extrême droite…

Une nouvelle fois, l’œil et l’oreille de la critique sur des médias dominants. Nécessaire.

Sur les précédents numéros : mediacritiques/

Médiacritique(s) N°40 – Oct.-déc. 2021

Dossier : Les médias & le travail

Le magazine trimestriel de l’association Acrimed

46 pages, 4 euros

Didier Epsztajn

https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/11/10/cecite-mediatique-et-invisibilite-des-travailleurs-et-des-travailleuses/

************

« Ouvrez les fenêtres, lisez la presse indépendante »

Nous sommes des médias indépendants, lus, écoutés, regardés chaque jour par des millions de citoyennes et citoyens. Au-delà de nos différences éditoriales, nous nous retrouvons sur l’essentiel : la passion d’un journalisme libre, honnête, au service de nos publics et à l’écoute de la société.

Une information libre et pluraliste est la condition de la démocratie. Elle est aujourd’hui menacée par un système médiatique dominant qui vient de nous infliger deux mois de « zemmourisation » du débat public et un agenda informatif médiocre, pour ne pas dire plus.

Elle est menacée avec la mise à genoux du journalisme par Vincent Bolloré. L’homme d’affaires a décidé de mettre son immense groupe de presse au service d’un polémiste xénophobe et misogyne, condamné à deux reprises pour provocation à la haine raciale.

Elle est menacée par une concentration sans précédent des grands médias aux mains d’une petite dizaine de grandes fortunes qui recherchent ainsi protection et influence et, trop souvent, imposent leur agenda idéologique.

Cette information libre et pluraliste est aussi mise en danger par un système d’aides publiques aux médias dénoncé depuis des années comme inefficace et inégalitaire. Pourquoi ? Parce que dix grands groupes en sont les principaux bénéficiaires et cette distorsion de concurrence menace directement le pluralisme.

À la Libération, Hubert-Beuve Méry, fondateur du journal Le Monde, dénonçait la « presse d’industrie », cette presse de l’entre-deux-guerres tenue par des industriels et qui allait sombrer dans la collaboration. « Il y a une chance d’éviter pour l’avenir les pourritures que j’ai vues dans le passé », disait-il alors. « Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée court à l’esclavage », écrivait Albert Camus.

Il y a une chance d’éviter l’actuel affaissement du débat public. D’éviter l’engloutissement du journalisme sous les polémiques nauséabondes, les post-vérités, les intérêts politiciens et/ou mercantiles.

Cette chance est la presse indépendante.

Dans leur diversité, ces médias indépendants vous proposent ce que le rouleau compresseur des médias dominants écrase ou minore, ignore ou discrédite. Les questions sociales, de l’égalité femmes-hommes, des mobilisations antiracistes, du travail, les nouvelles luttes et dynamiques qui traversent la société, les enjeux environnementaux, l’urgence climatique, les nouveaux modes de vie.

Dans les régions, ce sont des titres indépendants qui viennent bousculer par leurs enquêtes une presse régionale souvent en situation de monopole et dépendante des pouvoirs locaux. A l’échelle internationale, ils décryptent l’actualité de l’Europe, enquêtent sur ses institutions, éclairent les nouveaux enjeux du monde.

Avec de faibles moyens financiers, cette presse indépendante enquête, raconte, innove, débat. Il est urgent de la soutenir face aux offensives des puissances d’argent. Il faut la soutenir face à l’inaction et au silence inquiétants des pouvoirs publics en réaffirmant que l’information n’est pas une marchandise comme les autres.

Il est urgent, à travers elle, de défendre les droits moraux des journalistes, leurs conditions de travail. Il est urgent de construire un environnement économique propice à ces éditeurs indépendants et à la production d’une information de qualité.

Nos titres vivent aujourd’hui pour l’essentiel, et parfois exclusivement, des contributions, dons ou abonnements de nos lectrices et lecteurs. Ils garantissent notre indépendance.

Mais c’est à la société tout entière que nous adressons cet appel en forme d’alerte. Il y a une alternative à la « mal info » et à certains médias de masse qui propagent les peurs, les haines et fracturent la société.

Soutenez la presse indépendante. Regardez-la, écoutez-la, lisez-la.

Signataires : 6 mois, Alternatives économiques, AlterPresse68, Basta, BondyBlog, Disclose, Factuel Info, Guiti News, Guyaweb, Headline, L’Âge de Faire, L’Averty, La Déferlante, La Revue Dessinée, Le Courrier des Balkans, Le Drenche, Le Fonds pour une Presse Libre, Le Mouais, La Mule du Pape, Le Petit ZPL, Le Poing, Le Poulpe, Le Ravi, Les Autres Possibles, Les Jours, Les Surligneurs, Marsactu, Mediacités, Mediapart, Natura Sciences, Novastan, Orient XXI, Pays Revue, Politis, Radio Parleur, Reflets Info, Regards, Revue 90°, Revue XXI, Rue89Bordeaux, Rue89Strasbourg, Splann !, StreetPress, Topo, Vert, Voxeurop, Bien Urbains, Blast, Dièses, Femmes ici et ailleurs, France Maghreb 2, Grand Format, L’Arrière-Cour, La Clé des Ondes, La Disparition, La Lettre de l’audiovisuel, Le Courrier d’Europe centrale, Le Media TV, Lokko, Mr Mondialisation, Paris Lights Up, Podcastine.fr, Rapports de Force, Revue Far Ouest, Rue89Lyon, Sept.info.

**************

La comédie des sondages, la tragédie des médias

Quand le temps aura passé et que les observateurs de la chose publique (« les professionnels de la profession » comme disait Godard) auront repris leurs esprits, ils se pencheront peut-être avec stupéfaction et angoisse (rétrospective) sur le déroulement de la précampagne électorale des présidentielles de 2022.

À moins qu’ils n’aient plus désormais qu’à solder les comptes lugubres de ce qu’elle aura produit.

La France a toujours été une République sondagière, préférant plus que toute autre nation les (très légers) frissons à bon compte que lui procurent les innombrables enquêtes d’opinion, d’intentions de vote et de popularité. Mais aujourd’hui elles sont encore plus omniprésentes, jamais aussi parcellaires et biaisées, sondant sur la moindre prise de position d’un candidat non déclaré, lui attribuant quasi quotidiennement de potentiels lauriers électoraux et orientant de fait la totalité du débat électoral sur ses propos et ses positionnements.

Parfois une réaction de simple bon sens intervient. Ainsi face à l’hypertrophie des sondages le quotidien Ouest-France a décidé de n’en réaliser aucun sur la campagne présidentielle.

Son rédacteur en chef, François-Xavier Lefranc, s’en expliquait ainsi : « On a tout vu ces derniers temps, des sondages mis à toutes les sauces, des personnalités politiques cherchant désespérément une légitimité dans les pourcentages des dernières études d’opinion, des sondages faisant ou défaisant le deuxième tour de l’élection présidentielle, des cadors du petit écran gonflés à l’hélium des mesures d’audience devenir des stars politiques déjà qualifiées par les sondages avant même d’être candidats. (…) Le temps passé à commenter les sondages détourne les personnalités politiques et les médias de l’essentiel : la rencontre avec les citoyens, l’échange approfondi, le débat d’idées, l’écoute de ce que vivent les gens au quotidien, de leurs inquiétudes, de leurs espoirs. L’obsession sondagière empêche les uns et les autres d’écouter la diversité du pays, de ses habitants, de ses territoires. Elle nous berce d’illusions et nous aveugle. Elle nous fait prendre des vessies pour des lanternes » [1].

Voilà qui est bien dit.

Les sondages ont, il est vrai, leurs partenaires privilégiés que sont les chaînes d’information continue qui, elles, sont désormais les véritables chefs d’orchestre de la partition présidentielle. CNews est évidemment à l’avant poste : après avoir couvé le Zemour « éditorialiste », elle assure le fonds de commerce du non-candidat.

Il faut dire qu’avec les émissions et les animateurs d’une telle chaîne, l’extrême droite n’a plus besoin de service de presse.

Les invités sont à l’unisson. C’est à celui – ou à celle – qui sera le plus à droite. La surenchère sur l’insécurité, l’Islam, l’immigration a encore de beaux jours devant elle. De temps en temps, sous les quolibets de l’animateur, une voix timidement progressiste ou simplement humaniste vient jouer les « idiots utiles » du pluralisme boloréen. Certes CNews est la caricature grimaçante du modèle, mais même si c’est avec quelques précautions d’usage, les autres chaînes du genre (BFM-TV ou LCI) ne délivrent pas un autre message.

Désormais ce sont elles qui fixent l’agenda et les thèmes de la campagne et ce sont ceux de l’extrême droite la plus offensive. Rares sont les médias – et les candidats – qui y résistent.

Cela fait plusieurs décennies que, sous le signe du marché, la télévision a entamé – et accompli – son entreprise de « spectacularisation » de la politique. Mais c’est sans doute la première fois dans l’histoire médiatique d’une démocratie européenne que le spectacle est désormais ainsi ouvertement assigné et assuré par l’extrême droite. Est-on vraiment conscient de ce que représente ce tournant dans une campagne présidentielle en France ?

[1] Ouest France, 23 octobre 2021

Hugues Le Paige

https://blogs.mediapart.fr/hugues-le-paige/blog/301021/la-comedie-des-sondages-la-tragedie-des-medias

Laisser un commentaire