Introduction (édition de 2019) de Sandrine Ricci à son ouvrage : Avant de tuer les femmes, vous devez les violer ! Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi

Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse

D’abord paru en 2014 sous une forme numérique, le présent ouvrage part sous presse alors que s’amorce la vingt-cinquième commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. C’est une période généralement pénible à traverser pour les personnes survivantes et leurs proches, une période « où, inévitablement, la mort semble nous toiser à nouveau », comme me l’écrivait une amie rwandaise.

Malgré la somme de titres parus sur le génocide des Tutsi, l’expérience et le point de vue des femmes ayant survécu à ces funestes cent jours, entre avril et juillet 1994, s’avèrent insuffisamment analysés, surtout dans l’aire francophone. C’est pourquoi je suis reconnaissante que la maison d’édition Syllepse collabore avec M Éditeur pour faire résonner encore les propos des femmes rescapées qui m’ont confié leur récit, des « réchappées de l’enfer » qui n’ont guère le privilège d’être lues ou entendues. Des femmes en quête de sens. Des femmes dont le corps a échappé aux coups de machettes, mais pas aux tortures sexuelles. Des femmes dont la miraculeuse survivance s’accompagne de lourdes responsabilités, souvent synonymes d’un devoir de mémoire. Des femmes dont plusieurs mortes des suites de 1994, de leur chagrin, de leurs blessures ou de leur contamination au VIH-sida. #kwibuka. Je me souviens.

Au-delà du seul prisme de l’ethnisme, le caractère genré de la violence génocidaire, qui recouvre ici un féminicide de masse, mérite toute notre attention. L’étude du vécu des femmes tutsi pendant le génocide, mais aussi dans les années antérieures, marquées par la montée d’une propagande haineuse qui les diabolise de manière spécifique, permet de mieux comprendre les évènements survenus en 1994.

Les analyses exposées dans les pages qui suivent identifient une double mission de la prise de parole des rescapées : d’une part, la reconstruction de soi, de l’identité personnelle, d’un « je » détruit par la violence et, d’autre part, la reconstruction d’un « nous » détruit par la violence, de l’identité collective. Ces processus engagent une sorte de mandat mémoriel par rapport à l’Itsembabwoko – la Catastrophe, ainsi nommé le génocide des Tutsi. En racontant leur histoire, en contribuant à l’espace testimonial du génocide, les rescapées sont animées par l’espoir que leurs témoignages tisseront une trame qui résistera au temps et au révisionnisme. En ce sens, un défi important à cette double mission de la parole mémorielle des rescapées et un frein à leur reconstruction individuelle et collective, réside dans la propagation d’idées qui réécrivent continuellement l’histoire du « dernier génocide du 20e siècle ».

Depuis la fin de la recherche qui a mené à ce livre, la bibliographie attestant la planification du génocide contre la minorité Tutsi au Rwanda s’est enrichie de multiples contributions aussi informées que rigoureuses. Néanmoins, des arguments circulent toujours largement, qui tendent à symétriser les morts et les responsabilités dans les camps hutu et tutsi, autant dire entre les bourreaux et les victimes. On les retrouve dans des productions intellectuelles de nature diverse : enquêtes dites journalistiques, points de vue d’« experts » de tous acabits et même, faut-il le déplorer, un « Que sais-je ? » consacré à ces évènements. Cette littérature relativise le caractère planifié des tueries et des exactions commises contre les Tutsi en tant que groupe « ethnique » – ce qui revient peu ou prou à nier qu’il s’agit d’un génocide.

Aujourd’hui, le pays aux mille collines est devenu un modèle de développement économique pour toute l’Afrique. On ne compte plus les articles de presse qui rendent compte de la résilience post-traumatique de la population rwandaise, particulièrement des femmes, les « mères courage » dont on louange l’infinie capacité de pardon et de réconciliation. La violence sexuelle bénéficie d’une visibilité sans précédent, en témoignent le mouvement planétaire symbolisé par la campagne sociomédiatique #MeToo et l’attribution conjointe d’un prix Nobel de la paix à la Yazidie Nadia Murad et au médecin congolais Denis Mukwege pour leur lutte contre le viol comme « arme de guerre ». Résolument politiques, les violences contre les femmes font partie intégrante des stratégies, des tactiques et de l’arsenal du contrôle social, en temps de paix et a fortiori en temps de guerre. On retrouve d’ailleurs dans le présent ouvrage une typologie des objectifs politiques et stratégiques que sous-tend le recours à différentes formes de violences sexuelles en contexte de conflit armé. Enfin, non sans lien avec ce que les féministes qualifient de culture du viol, j’espère que mon travail permettra de mieux comprendre les différents mythes et représentations convoqués dans la construction puis la destruction de l’ennemi « femme », toujours différente de l’ennemi-tout-court.

Sandrine Ricci : Avant de tuer les femmes, vous devez les violer!

Rwanda, rapports de sexe et génocide des Tutsi

Editions Syllepse / M éditeur

Paris et Saint-Joseph-du-Lac (Québec)

https://www.syllepse.net/avant-de-tuer-les-femmes-vous-devez-les-violer–_r_22_i_620.html

224 pages, 18 euros


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